Les codes typographiques du webtoon

Par le 28 décembre 2020

Comme vous l’avez constaté, les codes typographiques du webtoon sont différents de ceux qu’on rencontre dans la littérature classique, dans la BD franco-belge, dans les comics ou même dans les mangas. Comment expliquer cet écart ? D’où viennent ces changements qui se sont plus ou moins imposés dans la typographie webtoon ?

La typographie webtoon : un art en pleine évolution

Si on peut lire des webtoons en France depuis une dizaine d’années, l’explosion de leur popularité est toute récente. Naguère, seule une bande d’initiés en lisait, de manière légale ou illégale, via les plateformes officielles (comme Delitoon) ou via les services pirates de scantrad, plus ou moins tolérés par les éditeurs, pourvu qu’ils n’entravent pas la publication française d’une licence quand cette dernière est signée pour une adaptation francophone.

Ce sont ces pionniers qui ont révolutionné les codes typographiques du webtoon, en violant les règles établies depuis des dizaines d’années dans la BD, voire depuis des siècles dans l’imprimerie !

Pour approfondir la question, nous avons interrogé des professionnels du lettrage webtoon : le studio MAKMA et l’agence Babel Gomme, tous deux spécialisés dans l’adaptation française de webtoons. Nous avons également posé quelques questions à un collectif amateur, le Monster No Scantrad.

Les codes typographiques du webtoon selon les professionnels

Selon Stephan Boschat, responsable du pôle graphisme/lettrage du studio MAKMA, la taille des lettres est un des critères les plus importants. « Dans le cas des mangas, comics et BD, la taille de la typo doit rester aussi homogène que possible sur l’ensemble de l’ouvrage. Tous les dialogues et narratifs doivent être écrits avec la même taille. Ça participe autant à la lisibilité qu’à la cohérence graphique de l’ensemble. Bien sûr, il y aurait encore beaucoup à dire, mais pour l’essentiel retenons que dans les webtoons, ce qui prime, c’est la lisibilité et l’esthétique de la case qui est lue à l’écran. La taille du texte doit d’abord être comprise sans effort ! Ensuite, il faut préserver un équilibre entre la taille des dialogues et leur proportion par rapport au reste des éléments présents à l’écran : les pensées, onomatopées et autres sons en tout genres. »

Le studio MAKMA applique les codes typographiques du webtoon pour le lettrage du Secret du Valet (Delitoon).
Le Secret du Valet : l’occasion pour le studio MAKMA de respecter les codes typographiques du webtoon tels que définis par l’éditeur Delitoon.

En plus de son travail sur Le Secret du Valet, le studio MAKMA réalise le lettrage de nombreux webtoons. Citons par exemple unOrdinary ou encore Sweet Home.

Selon Jean-Luc Teil, fondateur de l’agence Babel Gomme, certaines règles liées au lettrage de webtoons restent communes à l’édition traditionnelle (notamment dans le cas du manga). « Il est toutefois important de souligner que chaque éditeur a ses propres spécificités. Pourtant, à l’usage, on identifie des aspects notables sur lesquels il y a de grandes différences : taille des typos, effets, traitement des onomatopées, gestion des pensées, etc. »

Par ailleurs, dans les webtoons, il s’est installé une forme de tolérance à l’idée qu’on pouvait terminer une phrase, ou tout du moins une bulle, par une virgule. De l’ancienne école, Stephan et Jean-Luc trouvent cette idée aberrante et prennent soin de terminer correctement les bulles qui passent entre les mains de leurs équipes respectives. En revanche, ça ne semble pas poser de problème à Exclusif, lettreur au sein du groupe amateur Monster No Scantrad, « pourvu que ce soit adapté à ce qui se dit, donc ça peut être des points de suspension, des virgules, des points et autres ponctuations ».

Une boîte à outils différente : Photoshop au lieu d’Indesign

Stephan Boschat nous révèle une habitude surprenante et fermement installée sur le marché des webtoons : contrairement au reste du monde, le lettrage d’un webtoon ne se fait pas dans Indesign, le logiciel plébiscité par les lettreurs du monde entier, mais dans Photoshop, un logiciel ordinairement réservé aux artistes, dessinateurs et coloristes. « Concernant les logiciels utilisés, les matériaux de base avec les webtoons sont les fichiers .psd, le format Photoshop. Si cette application est réputée pour les travaux de créations graphiques, elle n’est pas prévue pour l’écriture de texte. Contrairement à Indesign, utilisé quasi universellement en édition papier. »

Sur cette question, notre hypothèse est qu’il s’agit d’une survivance de l’amateurisme des débuts, quand les auteurs de webtoons devaient tout faire eux-mêmes sans assistants pour le lettrage (comme c’est encore le cas pour les webtoons qui se lancent en France). La plupart du temps, ils n’avaient ni le temps ni l’argent d’apprendre à utiliser un autre logiciel que Photoshop, et ils faisaient tout simplement l’impasse sur le meilleur outil à leur disposition. Et les éditeurs se sont habitués à ce manque et ont mis en place des dispositifs capables de publier des webtoons sans avoir accès au texte dans les bulles (les fichiers qui s’affichent dans les applications sont des images écrasées de type .jpg ou .png).

Codes typographiques webtoon
Le Retour du Grand Mage, un lettrage webtoon réalisé par l’agence Babel Gomme pour Delitoon.

Les équipes de scantrad interviennent aussi sur les webtoons

Selon Exclusif, il n’y a pas d’étape réellement plus complexe qu’une autre : « elles demandent toutes quelqu’un avec un bon niveau dans son domaine si on veut avoir de la qualité, mais si je devais vraiment en citer une, ça serait le clean sur la partie reconstruction, qui selon les cas peut être vraiment difficile, et exiger un très haut niveau de dessin et d’imagination pour refaire ce qui pouvait ce cacher derrière le texte à effacer ».

Bien entendu, la plupart du temps, ce problème ne concerne pas les équipes professionnelles comme MAKMA ou Babel Gomme, puisqu’elles ont accès aux fichiers .psd (Photoshop) avec calques séparés, fournis directement par l’éditeur. C’est aussi un avantage qui permet de manipuler la taille des bulles plus facilement (la réduire, par exemple), alors que les équipes de scantrad sont limités par les bulles écrasées sur le dessin. Comme Exclusif le rappelle, « il arrive que dans certains mangas ou manhuas, il y ait vraiment beaucoup de texte et qu’on doive réduire fortement la taille de la police, rendant parfois le texte illisible. Dans ces cas la, on adapte un peu plus que d’habitude jusqu’à supprimer certains éléments très mineurs pour rendre le texte plus lisible ».

Des codes typographiques webtoon en perpétuelle évolution

Selon Exclusif, « le lettrage est en général plus facile dans un webtoon que dans un manga, car il y a souvent moins de texte, et les bulles sont plus grandes, et permettent plus de liberté pour placer son texte ».

Quand on lui demande si son groupe suit des règles typographiques précises, Exclusif répond par la négative : « chez nous, on va privilégier une ‘belle’ forme (reprenant en général la forme de la bulle si possible, sans vaguelette dans la forme, ou minime) en usant si nécessaire la césure plutôt qu’à une règle typologique facilitant la lecture comme peuvent faire certaines maison d’édition. Mais ceci varie beaucoup d’une team à l’autre, certaine mettent juste leur texte sans utiliser la césure. »

Les choix éditoriaux créent aussi la différence. Jean-Luc Teil de l’agence Babel Gomme nous raconte qu’un exemple simple concerne justement les césures. « Certains éditeurs interdiront les césures aux détriment de l’esthétique générale du texte dans la bulle, quand d’autres les imposeront. La même remarque peut s’appliquer aux onomatopées. Pour certains il faudra les remplacer intégralement par leur version traduite alors que pour d’autres, il faudra préserver la version originale tout en ajoutant la version traduite discrètement mais lisiblement. »

D’après Jean-Luc de Babel Gomme, « dans les webtoons, plus que dans toute autre BD, il faut voir le lettrage comme la partie auditive d’une série, qui comprend, les dialogues des personnages, le texte du narrateur, les bruitages et la musique d’ambiance ». Comme l’explique Jean-Luc Teil, « autrefois, les lettreurs étaient les doubleurs des BD, désormais ils sont plus que ça ».

Les codes typographiques du webtoon Mort Imminente
Mort Imminente, un lettrage MAKMA pour Naver Webtoon.

Les codes typographiques du webtoon sont encore loin d’être figés

C’est peut-être Stephan Boschat du studio MAKMA qui conclura idéalement notre article sur les codes typographiques des webtoons. « Nous continuerons évidemment à travailler sur des logiciels purement graphiques. Et ces derniers s’adapteront sans doute pour proposer des outils mieux adaptés à la présence de texte. Par ailleurs, l’importance de la lisibilité restera un élément clé. Tout dépendra donc de l’évolution des supports sur lesquels seront lus les webtoons. Et de ce point de vue, tout peux encore changer. Pour le reste, ça dépendra souvent des choix des éditeurs et des réactions des lecteurs. Mais c’est la technologie et la créativité des auteurs qui pourraient avoir le plus d’impact sur nos métiers et faire évoluer le genre ! »

En effet, la typographie des webtoons est en cours de normalisation, mais tant qu’il y aura de nouveaux entrants sur le marché francophone, et tant que la croissance de l’audience et de l’activité sera exponentielle, les changements se produiront trop vite pour que quoi que ce soit puisse être gravé dans le marbre. On en reparle dans un an !