Webtoons : La Grande Imposture

Par le 1 juillet 2021

Ces dernières années, le marché de la BD numérique a été inondé par de très nombreuses œuvres, venant essentiellement d’Asie (et de Corée en particulier). Nombre d’éditeurs français ont en effet saisi l’opportunité de toucher un nouveau public, intéressé par ces BD feuilletonnantes que l’on retrouve chaque semaine sur son téléphone.

Seulement, cette mode n’est pas sans effets négatifs. Loin de là…

Tout d’abord, précisons que le webtoon n’est pas, par nature, destiné à la médiocrité. C’est un contenant moderne, pratique, et son contenu dépend exclusivement de la production des auteurs. Rien dans le constat qui suit n’est donc inéluctable.

Voyons cela en détail.

Pour diverses raisons, j’ai consommé du webtoon en quantité astronomique ces dernières années, et j’ai pu également en suivre l’adaptation en France. Plusieurs tares, répétées, communes à l’immense majorité des webtoons que j’ai pu découvrir (si ce n’est à tous), viennent plomber ce nouveau medium.

1. La pauvreté du texte

Bien souvent, les dialogues sont d’une pauvreté étonnante et emploient des répétitions massives et des tournures peu inspirées. Certains tics reviennent également sans cesse, d’un webtoon à l’autre. Comme « ça fait longtemps ! » quand deux personnages se croisent, ou « non, ce n’est pas ça ! » quand un protagoniste interprète mal les dires de quelqu’un. On a presque l’impression, à force, d’être en face d’un générateur de répliques aléatoires (et donc limitées) plutôt que d’un auteur.

Le gouffre qui sépare les webtoons des comics ou des BD franco-belges est ahurissant. Cette indigence est si systématique qu’il est difficile de la penser non-orchestrée. Non dans un quelconque but politique, mais bien pour plaire à « ceux qui n’aiment pas lire ». Enfin les éditeurs ont réussi à trouver leur Graal ! Le fameux livre dépouillé de ses attributs et destiné à des jeunes qui n’ont jamais lu un seul roman de leur vie.

Et plutôt que de tirer le lectorat vers le haut en lui offrant un contenu honnête et travaillé, auteurs et éditeurs proposent du fade, du vite consommé et vite oublié, censé divertir sans heurter, sans faire réfléchir ou proposer une quelconque émotion.

2. Structure du récit aléatoire

Outre le texte, il est évident que la structure même du récit est bien souvent maladroite. L’on a constamment l’impression que l’auteur ne connaît aucune des bases permettant de construire une histoire cohérente. 

Par exemple, dans un récit basé sur la cohabitation de deux personnages, l’un des deux possède au départ des pouvoirs. Il les perd dans le premier épisode et, à cause de ça, se retrouve à cohabiter avec une jeune femme. À partir de là, alors qu’on démarre sur une base fantastique, tout le récit consiste à une gestion du quotidien (travail, bouffe, ménage…). Ce procédé (utiliser un élément trop spectaculaire ou exotique pour expliquer une situation banale) est employé dans de nombreux webtoons. Un peu comme si le fantastique n’était pas un élément central mais une facilité, alors que des milliers de façons permettaient d’aboutir à la situation de base, sans pour cela déséquilibrer l’ambiance de l’histoire ou se transposer brutalement et sans motif légitime d’un genre à l’autre.

Bien souvent, le rythme est également très mal géré. Des épisodes entiers s’attardent sur des détails (même en tenant compte des différences culturelles). Certains échanges sont anormalement délayés alors qu’il n’est question que de situations banales. Deux protagonistes vont ainsi ergoter indéfiniment sur un geste sans signification ou le sens véritable d’un propos anecdotique.

Les ellipses, quant à elles, sont insérées de manière anarchique, sans effort de transition ou suite logique perceptible. Certains textes explicatifs s’interrompent, se croisent, se bousculent, sans  considération pour la clarté du propos. L’histoire semble toujours évoluer dans l’improvisation totale, sans fil directeur, sans vision à long terme. Ce qui est bien entendu la meilleure façon de déséquilibrer un récit et de créer des discordances.

3. Des personnages transparents

Outre les clichés asiatiques ou spécifiquement coréens (personnages androgynes, obsédés par la classe sociale, etc.), la plupart des personnages de webtoons ont la désagréable particularité de n’être jamais – ou très peu – caractérisés. La plupart du temps, soit ils sont transparents, soit ils sont l’incarnation d’un unique trait de caractère très poussé.

De plus, le procédé d’identification, qui sans être obligatoire reste tout de même classique et efficace, n’est jamais utilisé. Il en résulte une froideur anormale, ou disons un récit très « rapport de police » : les événements s’enchaînent sans engendrer d’émotion pour le lecteur.

Même dans les meilleurs webtoons (citons unOrdinary ou Sweet Home), où un semblant de suspense survient, les personnages restent anormalement atrophiés et calqués sur deux ou trois modèles basiques. Et dans la plupart des histoires, ils sont totalement indifférenciés.

4. Des auteurs amateurs ?

L’ensemble, pour qui connaît un peu l’édition et lit régulièrement, sent franchement l’amateurisme.

Ce n’est pas abouti. Pire, les auteurs ne profitent même pas, pour la plupart, des spécificités du medium webtoon.

Il faut bien comprendre que, s’il existe des règles communes à tous les récits (qu’ils soient développés en roman, BD, série TV, film, etc.), il est évidemment indispensable de s’adapter au support choisi, et il est vivement conseillé d’exploiter ses caractéristiques.

Par exemple, dans une BD, l’on va faire survenir, si possible, les éléments de « suspense » et les ruptures en bas de la page de droite. Pour conserver l’élément de surprise lorsque vous « tournez la page ». Ce n’est pas obligatoire, mais c’est une façon de penser l’écriture par rapport à la spécificité (ici, physique) du support.

Or, personne pratiquement n’exploite convenablement la « verticalité » du support webtoon. Même si l’on ne va pas exiger de tout auteur qu’il repousse les limites de son art (comme dans la BD Le Fluink, une manière ahurissante de repenser le rapport entre le papier et l’encre, ou le « plein » et le « vide »), se contenter d’empiler les cases semble un peu juste techniquement.

5. Les effets du prémâché

Tout se passe comme si le webtoon n’était non pas un nouveau medium aux riches possibilités, mais une manière de simplifier la BD et de prémâcher sa lecture. Il ne s’agit pas d’offrir aux auteurs expérimentés une nouvelle manière de décliner leur art, mais d’ouvrir la porte à une sous-culture du récit, ne s’embarrassant plus d’aucune technique littéraire. Un peu comme l’auto-tune a permis l’irruption de non-chanteurs dans le champ musical, sauf qu’ici, rien ne vient rattraper les fausses notes. Enfin, presque…

Car certains éditeurs s’émeuvent parfois de l’adaptation française de ce qu’ils achètent. C’est selon eux incompréhensible, trop pauvre, répétitif… et c’est aux adaptateurs de relever le niveau et de mettre un peu d’ordre dans l’indigence ambiante. Le problème, c’est qu’on ne peut pas acheter « Oui-Oui au pays de la Cancoillotte » et en faire du Shakespeare, ça n’existe pas. Et si vous voulez un château, soit vous le faites construire par un véritable architecte, expérimenté, soit vous achetez un château à rénover. Vous ne prenez pas une cabane moisie pour tenter ensuite d’ajouter des tours dans les coins.

6. Alors, que penser de ce nouveau support ?

Comme nous l’avons souligné en introduction, condamner d’emblée le medium parce qu’il ne véhicule pas encore (ou trop peu) d’œuvres de qualité serait stupide. Ce qu’il convient de condamner ici, c’est le peu de discernement des éditeurs français, pressés de se positionner sur un nouveau marché, quitte à acheter n’importe quoi. 90 % des webtoons coréens actuellement traduits en français ne sont pas publiables, même dans un fanzine. Et la qualité du dessin, souvent faible, ne justifie en rien les carences du scénario. Nous sommes dans un effet de mimétisme et dans l’erreur la plus courante : prendre une caractéristique et la penser à la source de l’intérêt du public.

Après The Walking Dead, bien des éditeurs ont pensé que la « mode » était aux zombies, sans se rendre compte que le succès de la série était dû à la qualité de son écriture (au moins dans les premiers temps). Méprise identique en romans, où l’on a vu fleurir des clones de A Song of Ice and Fire (avec une narration bien spécifique proposant la vision d’un personnage à chaque chapitre) qui étaient loin de proposer la qualité d’écriture de Martin. Même chose en télévision. Quand les séries TV américaines ont commencé à cartonner en prime time, les producteurs et scénaristes français ont confondu anecdotique et essentiel. Les gens qui s’occupaient de Navarro par exemple, une série en perte de vitesse, ne se sont pas dit que si les séries US fonctionnaient, c’est parce que l’écriture était meilleure. Ils ont simplement constaté que les épisodes faisaient 45 minutes. Et ils se sont mis à produire des Navarro de 45 minutes au lieu du format traditionnel de 1h30. Idée de génie qui a déçu les rares qui regardaient encore ce programme et n’a évidemment pas convaincu les autres.

Le mimétisme est un réflexe social (difficile d’aller contre l’opinion du groupe, sauf grande force de caractère) qui se retrouve aussi dans le monde commercial, à l’échelle de l’entreprise. Si un supposé concurrent se place sur un marché, le réflexe de l’éditeur est d’occuper le terrain lui aussi, quitte à proposer un contenu médiocre. Le but n’est pas de fignoler un fabuleux manoir, mais d’inonder le marché avec des mobil-homes. Plus c’est simple, plus c’est déclinable, plus les opportunistes vont s’engouffrer dans la brèche. Car, après tout, « on ne sait jamais », ça peut marcher.

Ce « on ne sait jamais », c’est exactement la réaction du cancre, qui n’a pas appris sa leçon, mais pense s’en sortir le lendemain, par un miracle qu’il serait bien en peine de décrire. C’est la réaction de l’imbécile qui siffle une fille dans la rue, pensant que, peut-être, il va tomber sur l’exception qui va le trouver formidable et lui tomber dans les bras. C’est la fainéantise et l’incompétence remplaçant travail, savoir-faire et bon sens. Il ne peut rien en sortir de bon, même « par hasard », même « des fois que… », même en multipliant les tentatives.

7. Pacte avec l’Esprit et Barbarie

L’on peut tenter de s’abuser, d’inventer des inepties, si on le nie trop longtemps, le réel revient toujours en force. Les séries AB ont eu leur succès à l’époque (dans un contexte particulier, où le choix télévisuel n’existait pas), mais qui aujourd’hui loue leurs « qualités » ? Elles figurent dans les bêtisiers et les bons articles afin d’illustrer ce qui ne fonctionne pas. Et qui ont-elles touché à l’époque ? Les plus jeunes… les plus démunis… les plus réceptifs à la mode… les moins exigeants…

Il faut faire attention quand on cible ainsi la jeunesse.

Outre le fait qu’un éditeur, comme le laissait entendre Gaston Gallimard, a une responsabilité particulière (il évoquait très justement un « pacte avec l’esprit »), il ne faut pas perdre de vue que les enfants et adolescents d’aujourd’hui seront les adultes de demain. Ils seront à la barre d’un navire qu’ils devront piloter avec les moyens qu’on leur aura laissés. Or, on ne peut pas s’abreuver constamment de conneries et devenir un individu intellectuellement complet et construit.

Les nutritionnistes prétendent, non sans raison, que l’on est ce que l’on mange (au moins physiquement), il est exact également que l’on est, intellectuellement, ce que l’on absorbe, surtout dans nos jeunes années.

Lorsque des moyens techniques nouveaux simplifient une activité autrefois réservée à une « élite » (non pas bourgeoise, mais une élite délimitée par le niveau d’engagement, la capacité de travail, le quotient intellectuel, la persévérance, la résilience, le savoir-faire, etc.), alors surviennent les barbares (cf. l’essai d’Alessandro Baricco, Les Barbares, chez Gallimard). De nombreuses facilités technologiques font que, de nos jours, une personne seule peut livrer un flux continu de « BD » à des éditeurs peu regardant sur la cohérence du scénario, la qualité des dialogues, la finition des dessins, la pertinence de la colorisation, etc. Seul importe le remplissage, cette production massive permettant d’exister et d’alimenter une demande dénuée d’exigence. Peut-on alors encore parler d’œuvres, là où tout se vaut ? Peut-on encore parler d’auteurs, sachant que peu maîtrisent ce qu’ils font ? Peut-on parler d’édition quand le travail en amont et même la légitime sélection ne sont plus assurés ?

Comme toujours, certains gesticuleront, le marché imposera sa mode, puis le temps fera le tri entre la passion engendrée par l’ivresse et le respect issu de la réflexion.

Pour bien écrire, il faut une facilité naturelle et une difficulté acquise (Joseph Joubert).